Crédit : Cent neuf. L'équipe de la marque dans un centre de tri à Naples en novembre 2023.
Plusieurs professionnels du secteur de la friperie ont communiqué leur agacement sur les réseaux sociaux à la suite de la diffusion de l'Envoyé Spécial "Very Bad Fripes ?" du 21 novembre dernier. Alexandre Iris, fondateur de la marque de seconde main Cent Neuf, est l'un d'eux. Sur LinkedIn, il a partagé son désarroi de voir un média grand public caricaturer, d'après lui, ce secteur.
Pour CM-CM.fr, il répond plus longuement aux équipes de ce reportage, avec sa vision de spécialiste du secteur. Tribune
Le 21 novembre dernier paraît un Envoyé Spécial au titre aussi racoleur qu'intriguant: "Very bad fripes". Dès les premières secondes, le ton est donné. La fripe, "c’est mieux que la fast fashion, mais ce n’est pas si écolo que cela", affirme la journaliste-star Elise Lucet. Fondateur de la marque de seconde main Cent Neuf, je serais donc dans le faux depuis trois ans ? Pire encore, tous les discours autour de la mode circulaire ne seraient donc qu'une fumisterie de greenwashing ? J'attends que Madame Lucet m'ouvre les yeux.
Mes deux associés et moi avons créé notre entreprise en 2022, forts de près de deux décennies d'expérience cumulées dans les plus prestigieuses maisons de mode. Des années passées à tenter de faire changer le secteur de l'intérieur, vers plus de responsabilité sociale et environnementale, vers un monde moins standardisé. Des années pour nous rendre compte la volonté est trop faible et les changements trop lents. Des années pour comprendre que la façon la plus efficace et radicale pour accélérer la transformation durable de la mode est de s'appuyer sur l'existant, la seconde main. Ce, pour enfin en faire une alternative crédible au neuf.
J'ai hâte qu'on m'explique où nous nous sommes trompés.
Une réduction de l’impact environnemental non traitée
Pourtant les minutes du reportage passent. Les approximations s'enchaînent… Et rien, nada, que tchi sur l'impact environnemental positif de la fripe. On nous martèle le chiffre de 180 000 tonnes de vêtements usagés que la France exporte chaque année, à juste titre, mais sans jamais les mettre en perspective avec les plus de 800 000 tonnes annuellement mises sur le marché.
On nous parle du transport des fripes à travers la planète, sans souligner à nouveau que le transport représente 5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d'un vêtement neuf. Sans préciser non plus que les fripes voyagent en bateau, un moyen de transport jusqu'à 100 fois moins émetteur que l'avion, plébiscité par l'écrasante majorité des marques de neuf sur tous les segments de prix.
À aucun moment ce reportage ne prend le recul nécessaire pour analyser ce marché, le comparer et l'examiner avec perspective. Les chiffres d'une étude de la Fondation Ellen MacArthur qui indiquent par exemple qu'en préférant la seconde main, vous réduisez l'empreinte carbone d'un achat de 47 % par rapport à un équivalent neuf, auraient dû être cités. D'autres études, plus partiales, qui avancent des économies carbone jusqu'à 82 %, auraient elles aussi pu être mentionnées.
Lire aussi : "Very bad fripes": C'est quoi le problème des médias généralistes avec la seconde main ?
Se tirer dans le pied en visant la seconde main
Le traitement partiel d’un sujet complexe entraîne des interprétations, possiblement fausses, par exemple sur le compte Instagram de l’émission, où un commentaire cumule désormais plus de 500 likes : "Finalement, les fripes ont une empreinte carbone aussi élevée que des vêtements neufs venant de Chine". Larmes de sang.
Dans un monde où nous produisons 140 milliards de vêtements par an, 3 fois plus qu’en 2000, dans une industrie où la production de matières premières représente 45 % des émissions de CO₂, et où le taux de circularité est passé de 9,1 % en 2018 à 7,2 % en 2023, le combat d’Envoyé Spécial ne semble pas être le bon.
Arrêtons de tirer sur l’ambulance en visant des acteurs en lutte contre la fast fashion qui, elle, surproduit, pollue outre mesure et esclavagise.
Les acteurs qui tentent de réinventer les notions de désir et de plaisir dans la mode sont aujourd'hui en France majoritairement des associations, des entreprises de l'Économie sociale et solidaire (ESS) ou des très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés). Bien éloignés donc des géants maléfiques du capitalisme décrits par Envoyé Spécial.
Une présentation pertinente, mais incomplète des enjeux sociaux
Il faut reconnaître que le reportage expose en revanche un traitement bien plus juste et instructif de l'aspect social du tri délocalisé de la fripe (qui représente, rappelons-le, 15 % seulement des tonnes de déchets triés). Nous pouvons interroger le choix de montrer la réalité d'une si petite partie du marché : pourquoi n'avoir pas évoqué en parallèle les 85 % de tonnes de déchets restants, eux, triés en France ?
Ainsi, nous suivons Protima, une trieuse en Inde, qui gagne 80 euros par mois, avec 25 minutes pour déjeuner, par terre et aucun congé. Des conditions dramatiques, mais similaires à celles des ouvriers de la mode en général. Des conditions inacceptables, qu'on ne tolèrerait jamais en Europe.
Les acteurs de la mode circulaire s’investissent pour imaginer un futur plus responsable et plus local. Le sujet du rapatriement de 100 % des activités est omniprésent dans nos réflexions. Nous ne vous avons pas attendu, Madame Lucet, pour acquérir la conviction qu'il faut, et qu'on peut, rapatrier les activités extérieures.
Les réflexions pour améliorer le marché existent déjà
Chez Cent Neuf, nous pensons qu'il faut produire moins, travailler sur le changement des comportements des consommateurs. Qu'une relocalisation totale du tri nécessite une réindustrialisation soutenue par des acteurs privés conventionnels, en plus des structures actuelles d'insertion. Pour faciliter davantage le processus grâce à des techniques comme la lecture optique ou l'automatisation, l'Europe pourrait légiférer sur un nombre limité de compositions textiles autorisées à la commercialisation— comme pour le plastique. Que la filière de recyclage doit être plus efficace, oui moins de 1 % des déchets textiles sont transformés en nouvelles fibres textiles.
En attendant le grand changement, la seconde main est l'une des solutions les plus efficaces pour réduire l'impact environnemental de l'industrie de la mode. Nous espérons de tout cœur que ce reportage ne freinera pas son formidable essor ni les bénéfices qu’elle génère, par évitement.
Les médias ont la responsabilité d’informer correctement les citoyens-consommateurs afin qu’ils puissent prendre des décisions éclairées. Nous avons le sentiment que cela a mal été fait. À bon entendeur, Madame Lucet. Merci, pas merci.
Alexandre Iris
Cent Neuf
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Catégorie : Fripe bashing