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Balle, entrepôt, colis mystère : les coulisses de la seconde main, nouveau spectacle des réseaux sociaux

Maurane Nait Mazi
17 avril 2025, 17h00
17 avril 2025, 17h00
Temps de lecture : 7 min

📌 Édition spéciale de la Revue des réseaux : la provenance du vêtement se filme.

Sur Instagram ou TikTok, la seconde main ne se limite plus aux hauls ou aux essayages face caméra. Désormais, ce sont les palettes de l'entrepôt, les balles compressées, le stock filmé en plan large et les marchés de fripes qui occupent le cadre.

Dans une vidéo tournée à Naples, la marque Cent Neuf filme l’arrivée d’une palette de fripe dans un entrepôt. On y voit l’équipe de la marque fouiller dans le vrac, accroupie entre les tas, en pleine sélection. La séquence est rythmée, stylisée, parfaitement montée pour les réseaux. Elle raconte une chose : la fripe commence bien avant la mise en rayon. Friperies, grossistes, centre de tri, créatrices de contenus : les acteurs de la seconde main prennent part à la narration ce qui, hier encore, restait hors-champ sur les réseaux sociaux. Le sourcing devient un récit à part entière. La logistique, un moment de narration.

"Je vous emmène avec moi", explique la fripière derrière le compte Bichette Kids. La balle est souvent matière à contenu pour la friperie digitale. Car la balle intrigue, la palette fascine, et le chaos du vrac accroche l’œil. Une nouvelle esthétique se dessine, entre transparence documentaire et mise en scène rythmée : celle de la fripe-spectacle — et, parfois, de la fripe-pédago.

L’influenceuse seconde main au marché de Bangkok

En janvier, Emmanuelle Sits filme son passage dans le “plus grand marché du monde”, où les vêtements se vendent à 20 centimes. À genoux dans la fripe, elle explore les tas de vêtements en vrac. Suivie pour ses conseils mode et son goût pour les sacs de luxe de seconde main, elle met en scène cette plongée au cœur du marché de Bangkok.

"J'ai les pieds nus dans ce bac à 20 centimes. Mon objectif aujourd'hui, ce n'est pas d'acheter une ou deux chemises, mais d'acheter un lot entier de plus de 50 kilos de vêtements." — extrait de la vidéo YouTube

Dans la vidéo YouTube, Emmanuelle Sits arpente les allées surchargées, valise à la main, au milieu de montagnes de textiles entassés au sol.

Le décor est brut, saturé, presque irréel. "Moi, je suis là pour acheter mon ballot de shopping", lance-t-elle en souriant. L'influenceuse filme l’achat d’une "mystery box" de 50 kilos — une balle compressée de vêtements, choisie à l’aveugle — qu’elle déballera plus tard dans son salon. Le récit commence comme une aventure exaltante, mais bascule rapidement : "Le coupable", dit la créatrice de contenu en désignant la balle, avant de s’allonger, exténuée, entourée de piles de vêtements.

"Ça m’a presque tuée.", écrit avec ironie Emmanuelle Sits en story Instragram. À l’arrivée : aucune pièce vraiment intéressante. -  Janvier 2025.

Cette mise en scène illustre un rapport ambivalent à la fripe. Il y a la fascination pour l’abondance, la déception face au contenu, et la valorisation du simple geste d’achat comme contenu en soi. Emmanuelle rend glamour ici une pratique de l’ombre : celle du grand export textile et de ses circuits opaques. Le vêtement devient un objet à déballer, juger, exposer. La fripe, une aventure en soi.

Voir la vidéo intégralement : "J'ai acheté une MysteryBox XXL de 50kg (grosse arnaque)"

Montrer son métier dans la friperie

Cette tendance dépasse les seuls créateurs de contenu. Friperies et équipes communication en vadrouille, en France ou à l’étranger, pensent elles aussi "contenu".

"On dirait un gigot de Noël" : Bichette Kids vide sa balle

Chez Bichette Kids, la fripe se vit à hauteur d’enfant - mais le sourcing, lui, est tout sauf enfantin. Dans une vidéo, Lolita Cattelan Bour s’attaque à l’ouverture d’une balle de vêtements compressés. "On dirait un gigot de Noël", plaisante la fripière, à l'approche des fêtes, en luttant avec les sangles plastiques. La scène est rythmée, drôle, mais révèle aussi l’essentiel : l’effort qu’exige chaque pièce avant d’atteindre les portants.

"Regardez-moi ça, on dirait le gigot de Noël" ; "30 kilos de colis que j'ai chiné chez mon fournisseur le mois dernier" - Extrait vidéo du compte Instragram de Bichette Kids

En se filmant, la fripière rend visible un geste professionnel peu connu : repérer les bonnes tailles, trier les belles matières, ajuster l’offre. La balle est un prétexte : la sélection, un véritable savoir-faire.

Cent Neuf met en scène un entrepôt napolitain

Jeune marque de seconde main, Cent Neuf documente ses voyages sourcing, notamment à Naples, auprès de grossistes italiens à la fin de l'année 2024. Dans un reel, l’entrepôt devient décor : lumière crue, piles de ballots, vêtements au sol, gestes rapides. Le sourcing n’est pas seulement montré, il est performé.

À gauche : Vue d’un entrepôt dense en bacs et sacs de vêtements. Le tri est manuel, physique, intense. Le sourcing est montré comme une immersion dans la matière textile. À droite : Un homme conduit un chariot élévateur chargé de balles.


La mise en scène construit l'imaginaire d'un sourcing incarné, physique, exigeant. En montrant cette étape de la vente en seconde main, Cent Neuf montre son œil, sa méthode et son lien direct à la matière.

Le grossiste seconde main devient producteur de contenu

Chez Jonathan Frip’s, grossiste basé à Rouen, le contenu est pensé depuis la source. L’entreprise mise sur une transparence stratégique : celle d’un accès direct à la marchandise.

Sur Instagram, le grossiste sponsorise des vidéos tournées au cœur de ses entrepôts de 20 000 m2 (à gauche, extrait d'une vidéo sponsorisée). Sacs triés par catégorie, balles compressés empilés dans des containers, lumière brute : le stock devient esthétique, presque scénographique (à droite, extrait vidéo d'une vidéo). - Avril 2025

Leader européen de la vente en gros, Jonathan Frip’s va jusqu’à afficher un prix d’appe : 3€ le kilo. Une transparence maîtrisée, pensée pour séduire les friperies en quête de volume et de petits prix.

Le Relais Est scénarise le don de vêtement

Pour sensibiliser au don de vêtements, Le Relais Est s’empare des codes des plateformes. Dernier exemple en date : une vidéo rythmée, inspirée de la série Bref, qui retrace le parcours d’un vêtement, du placard de la donatrice jusqu’au centre de tri de Wittenheim. Scènes rapides, ton léger : on y voit l’équipe grimper dans un camion, filmer une borne sous ciel bleu, montrer le tapis de tri mécanique où défilent les vêtements.

Post Linkedin de Floriane Kling, responsable communication du Relais Est, qui explique la démarche de sensibilisation derrière la vidéo. - Avril 2025.

Sur LinkedIn, l’approche se fait plus sobre. Images fixes ou séquences muettes donnent à voir les gestes : balles compressés, mains qui trient, tissus découpés ou pliés. Un récit silencieux et maîtrisé, où la transformation industrielle se dévoile sans artifice. Le Relais affirme ici sa place au cœur de la chaîne : logistique, locale, solidaire.

Ce retour au geste fait écho à d’autres récits, comme celui de l’influenceur Robin Lordereau invité par Refashion à visiter un centre de tri textile du Relais Val de Seine lors du festival We Love Green. Voir plus

Une autre histoire du vêtement

Sous ces formats, les commentaires fusent : "Combien coûte une balle ?", "Vous en referez une ?", "Est-ce que ça vaut le coup ?". Le public apprend, s’interroge, se projette. Même scénarisées, ces vidéos ouvrent une brèche dans l’opacité du secteur. Elles racontent une autre histoire du vêtement — faite de flux, de tri, de gestes.

Voir plus : Five Vintage : la surconsommation de la fripe glorifiée dans un shooting

Catégorie : La revue des réseaux sociaux

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