Vestiaire Collective, Murfy, émoi émoi, Everlane, Back Market, IKEA et d'autres grandes marques prennent position contre la frénésie du Black Friday. Sur leurs sites et réseaux sociaux, on peut lire : "Pour le Black Friday, on ne vend rien", "Attention, bientôt le jour le plus inutile de l'année" ou "Notre eshop ne prend pas de commande, rendez-vous sur notre espace seconde main". Étonnant lorsqu’on cherche à vendre ? Pas vraiment.
Ces actions envoient un message fort : le prix ne doit pas être le critère unique. Refusant les rabais de cette journée, ces marques choisissent de marquer les esprits, d’éduquer leur audience, et d’affirmer leurs valeurs. En trois mots : impact, différenciation, rébellion. Si le Black Friday promet chaque année des records de vente, pour ces entreprises, la surconsommation n’est plus une finalité. Elles préfèrent détourner l’événement pour rappeler que la valeur d’un produit dépasse son prix et qu'une stratégie commerciale peut aussi être un engagement. Les pratiques responsables gagnant du terrain, des mouvements comme Green Friday ou Make Friday Green Again se développent et remettent en question le modèle même du Black Friday.
Marion Cas, consultante et ancienne directrice marketing chez L’Oréal, identifie quatre stratégies mises en œuvre par les marques pour transformer l’approche de cette journée. CMCM explore les alternatives avec son éclairage.
1. Fair Friday : donner du sens, pas des rabais
La première stratégie, que Marion Cas appelle Fair Friday, transforme le Black Friday en une opportunité de sensibilisation. Plutôt que de s’aligner sur les promotions, ces marques font de l’acte d’achat un message en soi, cherchant à "protéger ce moment d’un acte d'engagement pour la durabilité et pour la responsabilité". Selon la professionnelle, "on joue sur le Black Friday comme un levier, un levier d'impact positif".
Des marques comme Le Slip Français, émoi émoi et Vestiaire Collective adoptent cette approche. Le Slip Français, par exemple, redirige les revenus du Black Friday vers des associations caritatives, transformant l'achat en acte solidaire. "On se concentre sur l’acte de vente, mais aussi sur le message et l’impact dans notre société," explique Marion Cas. Ces marques cherchent à donner du sens à l’achat, faisant du Black Friday une journée de sensibilisation plutôt qu'une opération commerciale.
Chez émoi émoi, le Black Friday est "blacklisté". "Nos prix couvrent nos coûts réels", explique la marque, qui refuse les promotions pour éviter la surproduction et préserver la valeur de ses produits. Elle encourage aussi ses clients à profiter de cette période pour trier, revendre et donner.
La marque soutient cette démarche en interne en donnant ses surplus à la ressourcerie La Petite Rockette. "On n’est pas irréprochable, mais on fait le max pour rester fidèle à nos principes," admet émoi émoi.
L’initiative The Black Friday Fund est sans doute la plus frappante. Everlane connue pour sa transparence et son engagement social utilise cette journée pour soutenir financièrement les 54 femmes et 32 hommes de leur usine de t-shirts à Los Angeles, avec un objectif de collecte de 110 650 dollars. Le message "Today is for them" ("aujourd'hui est pour eux") met en avant les personnes qui travaillent dans l’usine, une manière de valoriser et améliorer leurs conditions de travail.
Les soldes libres, déclinaison de cette approche, sont une autre manière de responsabiliser le client. Dans la mode responsable, WeDressFair ou OMAJ invitent leurs clients à déterminer leur remise, généralement comprise entre 0 et 30 %. Cette démarche de responsabilité du consommateur l’éloigne de l’approche "achat d’urgence". Elle invite à une réflexion sur la valeur réelle d'un produit, une pratique également adoptée par Recyclivre, acteur de l'achat et de la revente. Une tendance émergente sur le marché de la seconde main observée par CMCM il y a un an, résumée par "choisis ton prix". (voir plus).
2. Le modèle circulaire : réparer et acheter d’occasion, pas du neuf
Certaines marques utilisent le Black Friday pour promouvoir une autre façon de consommer, centrée sur l’économie circulaire. Cette stratégie, que Marion Cas décrit comme le modèle circulaire, mise sur la réparation, l’achat de produits d’occasion ou reconditionnés. En mettant en avant cette alternative, ces entreprises font de la durabilité leur cheval de bataille.
C’est le cas de Murfy, spécialiste de la réparation d’appareils électroménagers. Leur slogan pour le Black Friday, "Pour le Black Friday, on ne vous vend rien", résume bien leur position. Le message ? La réparation doit remplacer l’achat neuf. "Cela donne un tout nouvel angle au Black Friday", commente Marion Cas, qui explique que cette démarche cherche à "résoudre des problèmes plutôt qu’à les empirer" pour éviter l’achat impulsif.
La plateforme Beebs, récemment acquise par Kiabi, adopte aussi cette approche. Spécialisée dans la revente d'articles pour enfants, Beebs transforme le Black Friday en "Revendredi", mettant la seconde main au premier plan. Cette initiative est partagée avec d'autres acteurs de l'occasion, comme Youzd pour l'ameublement et Campsider pour les équipements de sport.
IKEA adopte une stratégie circulaire avec Black Friday (Re)Sale. Plutôt que de vendre des produits neufs à prix réduit, IKEA met en avant son offre de rachat, baptisée : "buyblack friday". "L'objectif ici est de montrer que consommer autrement, c’est possible, même un jour comme le Black Friday", souligne Marion Cas.
3. Fermer boutique : l’acte fort et symbolique
Certaines marques vont jusqu'à fermer boutique le jour du Black Friday, un geste qui peut sembler contre-intuitif mais qui vise à interpeller. "C’est de mettre un grand coup sur la table, de complètement fermer boutique pour pousser un grand cri d'alerte sur la surconsommation", résume Marion Cas. La fermeture attire l’attention tout en envoyant un message de résistance.
Camif et Aigle adoptent cette approche. Aigle, par exemple, renomme cette journée "Vendredi Vert" et ferme son site principal pour rediriger les consommateurs vers sa plateforme de seconde main, Second Souffle.
Le message est en quatre temps :
- "Ceci n'est pas un Black Friday, c'est un Vendredi Vert" : Aigle remplace le terme Black Friday par Vendredi Vert pour marquer son engagement écologique.
- "Notre e-shop ne prend pas de commandes aujourd'hui" : le site principal est fermé, un acte symbolique pour se distancier des promotions du Black Friday.
- "RDV sur notre site de seconde main" : Aigle invite les consommateurs à visiter sa plateforme dédiée à la seconde main, Second Souffle.
- "Afin de laisser toute sa place à Second Souffle" : l'objectif est de mettre la lumière sur leur produits d’occasion plutôt que neuf.
Certaines marques vont encore plus loin : REI, le géant américain des articles de plein air, ferme ses magasins, son site et sa chaîne logistique pour le Black Friday. L'entreprise offre même une journée libre rémunérée à ses 12 000 employés. Avec son message "Opt outside" ("Sortez dehors"), REI encourage chacun à se reconnecter à la nature. Marion Cas souligne que ce geste s'inscrit dans une stratégie à long terme : "Travailler son image de marque lors d'une journée aussi emblématique, c'est adopter une vision bien plus pérenne". Elle ajoute que ces marques "se positionnent et en font un acte de différenciation", une démarche qui trouve un écho auprès des consommateurs avertis. REI s'illustre ainsi par son engagement et sa cohérence, en adéquation avec sa mission.
4. L’anti-exclusivité : le prix juste, toute l’année
Certaines marques choisissent de pratiquer des prix justes et transparents toute l’année, sans promotions pour le Black Friday. Marion Cas nomme cela la stratégie de l’anti-exclusivité. Ces entreprises préfèrent proposer des tarifs constants, sans rabais temporaires. Ce modèle repose sur une idée simple : "Comment se fait-il que le prix ne soit pas juste toute l'année ?", questionne la professionnelle, pour qui cette stratégie encourage le consommateur à remettre en cause l'attrait des promotions.
Back Market, leader du reconditionné, adopte cette stratégie en refusant toute promotion le jour du Black Friday. Selon Marion Cas, cette approche aide à "responsabiliser le consommateur" en montrant que "le reconditionné est en lui-même une alternative abordable", sans besoin de rabais supplémentaires. Elle souligne que ce modèle fidélise une clientèle sensible à la transparence des prix et aux valeurs environnementales.
Anti-Black Friday : une stratégie pertinente ?
Pour Marion Cas, le boycott du Black Friday est un acte de différenciation intéressant, "un marketing qui pousse les consommateurs à réfléchir." Notons que pour que cette stratégie soit crédible, elle doit s’aligner avec les valeurs et le modèle économique de la marque. La position d'IKEA est à ce titre ambiguë : malgré ses initiatives pour promouvoir la seconde main et organiser des vide-greniers, l'enseigne reste leader de la fast furniture, alter ego de la fast fashion. Certaines entreprises jonglent avec ces contradictions, tandis que d’autres font du Black Friday la vitrine de leur engagement authentique.
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