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Amazon, Vinted, Shein, Temu et crise du don… Maud Sarda de Label Emmaüs décrypte l’ultra-concurrence en 2025 et appelle le politique à agir

Hortense de Montalivet
20 janvier 2025
20 janvier 2025
Temps de lecture : 15 min

Pour démarrer l'année 2025, CM-CM.fr a rencontré la cheffe d’entreprise Maud Sarda, fondatrice de la plateforme e-commerce Label Emmaüs. Dans les locaux du Label, à Noisy-Le-Sec (93), elle nous brosse le paysage ultra-concurrentiel dans lequel s’inscrit sa marketplace solidaire et circulaire, ses stratégies pour rester vivante et les défis à relever. L’avenir l’inquiète, mais elle continue de croire en une volonté politique tournée vers l’intérêt général. Et propose des solutions clés en main pour agir rapidement. Grand entretien.

En 2025, résister face aux géants Amazon, Vinted, Temu, Shein

Hortense de Montalivet, journaliste politique et société CM-CM.fr : Bonjour Maud Sarda ! Vous êtes la fondatrice de Label Emmaüs, la "première plateforme de réemploi solidaire en France", comme vous vous appelez. C’est un site e-commerce de revente, à l’instar d’Amazon ou encore de Vinted, sauf que contrairement à eux, pas de neufs sortis d’usine, ni de revente directe de particuliers. Les produits qu'on va trouver sur le Label sont seulement issus des dons que les particuliers ou les entreprises font à Emmaüs et aux ressourceries. Nous sommes début 2025, merci de commencer l’année avec CM-CM.fr. Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter et souhaiter au Label Emmaüs pour cette nouvelle année ?

Maud Sarda : Je nous souhaite de continuer à résister dans la joie ! L'année 2024, elle a été difficile, aussi bien économiquement que moralement. Quand on est dans l'engagement depuis des années et des années, aussi bien pour la solidarité que le climat, ce n’est pas facile de garder la pêche face à l'actualité aussi bien française qu'internationale. Pour moi, chef d'entreprise et pour toutes les personnes qui sont engagées dans Label Emmaüs, qu'ils aient des responsabilités ou pas, c'est dur de voir qu'on est à la peine économiquement alors qu'on est quand même le sens de l'histoire.

On n'existe que depuis 8 ans. On a encore beaucoup de potentiel de développement. Et pourtant, en 2024, pour la première fois, on a reculé. On a fait -10 % à peu près de chiffre d'affaires par rapport à l'année précédente. C'est la première fois que ça nous arrive… On a toujours été en croissance.

"Aujourd’hui, on fait que de la résistance presque, on est une espèce de village gaulois, aussi bien dans le monde physique que sur le web."

Mais aujourd'hui, on ne fait presque que de la résistance, on est une espèce de village gaulois, aussi bien dans le monde physique que sur le web. On est cette espèce d'alternative solidaire et circulaire qui devient, je trouve, assez unique malheureusement dans le paysage de la seconde main. En 2025, on va continuer cette résistance. Je nous souhaite vraiment de la poursuivre dans la joie. En se disant que quoi qu'il en soit, autant prendre du plaisir aussi dans ce combat ! Finalement, on est un peu comme dans le Titanic…

Hortense de Montalivet : On ne vous souhaite pas la même fin quand même ?

Maud Sarda : Non (rires), mais vous voyez l'orchestre qui joue jusqu'à la fin… C’est un peu nous. Autant s'éclater quand même parce que si en plus on se fouette tous les jours ! Voilà honnêtement, le contexte n’est pas très réjouissant, et donc j'aurais du mal à faire semblant avec des vœux très enthousiastes.

Maud Sarda en entretien avec CM-CM.fr le 10 janvier 2024. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

Je pense que on doit vraiment tous prendre conscience en tant que citoyens, consommateurs, électeurs, et même épargnants qu’on doit, chacun à notre niveau, s’engager de façon bien plus importante. Parce que nous acteurs de la lutte pour l'engagement, on risque de s'épuiser. Il faut absolument qu'on aille tous dans le même sens avec la puissance publique doit être à nos côtés. Nous, les acteurs solidaires, on ne peut pas y arriver seul. Il faut vraiment que tout acteur, consommateur, entreprise, puissance publique, citoyen, et acteur de l'engagement comme nous, on aille dans le même sens.

"On a créé une sorte d’Amazon solidaire, de Vinted solidaire. Il est temps qu’on nous considère à la hauteur de notre engagement vertueux à la fois écologique, sociale et économique."

Une marketplace de ce type-là, comme Label Emmaüs, c'est unique dans notre pays. On peut même regarder à l'international. Ça n’existait pas et nous en France, on l'a fait. On a créé une sorte d’Amazon solidaire, de Vinted solidaire. Il est temps qu’on nous considère à la hauteur de notre engagement vertueux à la fois écologique, sociale et économique.

Maud Sarda en entretien avec CM-CM.fr le 10 janvier 2024. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

2019 à 2025 : récit d’un engouement pour la seconde main puis d’une décroissance

Hortense Montalivet : Justement, en ce début 2025, on a les géants du e-commerce Amazon, Shein, Vinted, Temu, ce sont vos concurrents. Quel regard portez-vous sur le secteur et pouvez-vous nous décrypter le paysage actuellement ?

Maud Sarda : C'est un peu troublant en fait ce qu’il se passe là depuis deux ans. Quand je retourne en arrière, je dirai qu’il y a eu trois périodes: juste avant le covid, le post-covid et ces deux dernières années.

En 2016, je me souviens avoir fait une étude assez approfondie du paysage concurrentiel avant de lancer Label Emmaüs. À ce moment-là, vraiment on parle d'Amazon, évidemment, qui existe quand même déjà depuis 20 ans, donc déjà bien installé. Et on parle du Boncoin qui existe quand même déjà depuis quasiment dix ans. C'est ça notre principal paysage concurrentiel à ce moment là. Toutes les autres plateformes verticales qu'on peut connaître aujourd’hui -comme Blackmarket dans la hight tech reconditionnée, Selency dans la brocante, Smala pour les vêtements d’enfants- elles démarrent toutes à peu près au même moment que Label Emmaüs. C’est vraiment le tout début pour ces plateformes-là. Vinted n’était pas encore lancé en France et faisait faillite aux États-Unis.

Rencontre entre Maud Sarda et Thomas Plantenga : "Le PDG de Vinted m’a demandé comment être plus social et solidaire". Voir plus

D’un coup, le Covid passe par là. Et d’un coup, ça donne un un coup d’accélérateur à quelque chose qui serait de toute façon arrivé, mais en plus lentement. À ce moment-là, le paysage concurrentiel se tend. Pour Label Emmaüs et pour Emmaüs et en général dans la seconde main, on assiste à des levées de fonds qui sont énormes. Vestiaire collective par exemple a levé 350 millions d'euros, Blackmarket, elle, 450 millions d'euros. C'était la plus grosse levée de fonds pour une start-up de ce type. Évidemment, maintenant, c’est les start-up d’intelligence artificielle qui sont en train de battre de nouveaux records, mais il faut souligner quand même qu’avant ça, les derniers records de levées de fonds dans la tech, c’était les plateformes de seconde main. On parle donc de sommes qui sont vertigineuses.

Hortense de Montalivet : Et vous, Label Emmaüs ? Vous faites vous aussi une levée de fonds conséquente à ce moment-là ?

Maud Sarda : Oui, je fais des levées de fonds. On lève environ 2 millions d'euros (rires). Cette différence de somme, ça explicite bien le rapport de force et l’intérêt que peuvent nous porter les investisseurs. En effet, Label Emmaüs, c'est une coopérative. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'un sociétaire -oui dans une coopérative, un actionnaire s'appelle un "sociétaire"- donc le sociétaire, il a la même voix que l'autre sociétaire d'à côté. Ce, quel que soit le montant qu'ils prennent chacun du capital. Donc, il y a une décorrélation totale entre ce qu'on investit comme argent et le pouvoir qu'on a. Notre modèle économique est à l'inverse de celui capitaliste des sociétés dites "de capitaux". Emmaüs, on est une société dites "de personnes".

"Nous n’avons aucune forme de dividende possible (…) 100% des bénéfices doivent être réinvestis dans les réserves impartageables de l'entreprise. Donc forcément, Label Emmaüs, pour des actionnaires ou sociétaires qui voudraient faire du profit, c’est un peu moins."


Il faut ajouter que nous n’avons également aucune forme de dividende possible. On a en effet inscrit dans nos statuts d’entreprise que 100% des bénéfices doivent être réinvestis dans les réserves impartageables de l'entreprise. Donc forcément, Label Emmaüs, pour des actionnaires ou sociétaires qui voudraient faire du profit, c’est un peu moins intéressant !

Bref, on a eu d'énormes difficultés à lever des fonds de par ce statut coopératif… Face à des acteurs avec des statuts classiques d'entreprises de capitaux qui, eux, ont levé énormément de fonds… Il y a même eu des fonds investissement mondiaux qui ont débarqué pour soutenir certaines. Backmarket par exemple, derrière c'est Goldman Sachs. 250 millions d'euros dans les 450 ont été investis par Goldman Sachs. Vestiaire collective, derrière il y a Kering.

Donc, pour nous, ça a été à la fois, bien sûr, un moment de développement très fort, bien que bien moindre que les autres arrivants. 2019, 2020, même 2021 ont été des années incroyables. On a progressé de 50 %, parfois 100 % certaines années. Et depuis deux ans, ça s'est complètement retourné.

Maud Sarda en entretien avec CM-CM.fr le 10 janvier 2024.

Fast fashion : l’ennemi impensé pour une marketplace solidaire

Hortense de Montalivet : Que s’est-il passé d’après vous ? Le marché était trop jeune pour satisfaire les attentes ou le contexte économique a changé ?

Maud Sarda : Il faut savoir que cette chute, elle est à l'image d'abord du e-commerce en général. Le e-commerce connait un phénomène de reflux avec les consommateurs qui se tournent d’avantage vers les commerces publics. C'est un peu classique ces va-et-vient. Mais il faut rajouter à ça l'inflation, évidemment. Et aussi les problématiques qui contraignent le pouvoir d'achat. Mais là c’est tout le commerce en général qui le subit.

Et après, sur notre niche de l’e-commerce de seconde main, on est coincé en termes de type concurrence redoutable : Vinted, d’abord parce que clairement Vinted aujourd'hui, c'est un rouleau compresseur pour la seconde main. Certes, la seconde main est un phénomène de consommation qui croît fortement et se développe, essentiellement avec la nouvelle génération d’ailleurs. Mais cette tendance profite essentiellement à Vinted. En 2024, il semblerait que l’entreprise lituanienne ait été autour de 30% de croissance, selon certains chiffres qu’on a.

Vous voyez, 30%, quand nous, on recule de 10%… Et on n'est pas du tout un phénomène isolé. On a des contacts -je ne citerai pas leurs chiffres- mais la majorité des acteurs de seconde main, y compris privés comme Selency d’ailleurs connaît ce recul, ce jeu de stagnation.

Donc d’une part sur notre niche de la seconde main, on a donc Vinted qui rafle essentiellement le marché des vêtements. Sur les livres, on va avoir des concurrents plus gros que nous également type Momox par exemple. Et d'autre part, on a la fast fashion et le low cost, avec les géants chinois qui se sont sur-développés ces dernières années: en particulier, Temu et Shein.

Et ce deuxième bloc concurrentiel, souvent, les personnes ne voient pas le rapport. Elles ne font pas le rapprochement entre Emmaüs, ou même la seconde main, et ces plateformes. Elles se disent que ce ne sont pas les mêmes consommateurs.

Hortense de Montalivet : On sait que Temu et SheIn génèrent 22% des colis gérés par la Poste en 2024. Et alors que Temu n’a même pas deux ans en France, il a déjà 12 millions de destinataires mensuels et fait partie des dix premiers sites e-commerce. Mais c’est du neuf en effet, ce n’est ni le même modèle d’entreprise ni la même démarche d’achat. En quoi cela fait de la concurrence à des coopératives circulaires, sociales et solidaires comme Emmaüs ?

Maud Sarda : C’est assez simple ! Le rapport qu'il peut avoir entre la seconde main et l’ultra fast fashion, c’est le prix ! Alors attention, bien sûr qu'un consommateur qui achète de la seconde main pour des raisons écologiques ne va pas se mettre à acheter du Temu. Mais dans la consommation de seconde main, aujourd'hui, la majorité encore le fait pourquoi ? Pour des raisons économiques, bien sûr ! Pour le bon plan.

Et donc, comme on n'a pas vraiment encore transité en termes de consommation vers de la seconde main à 100% et qu’il y a toujours dans l'imaginaire collectif, l’idée que si c'est neuf, c'est quand même mieux. On va encore privilégier du neuf jetable, même si ce sont des produits toxiques, dangereux pour la santé (comme ça a été prouvé notamment sur les jouets). Ça paraît fou, mais par exemple on va laisser se déverser ces produits sur notre territoire, alors même que 18 jouets sur 19 issus de Temu ont été considérés comme ne répondant pas aux normes européennes.

"Des acteurs comme Shein et Temu eux, il y a cette incitation permanente à la consommation. Ils pratiquent la tyrannie de la promotion. Ils ont une publicité très agressive (…) À tel point que le consommateur a l'air de se dire que même la seconde main est trop chère, finalement à côté de ces produits chinois".

Donc il y a vraiment ce facteur prix depuis deux ans avec l'inflation qui est un impératif dans la tête du consommateur. Les gens achètent moins. Ou achètent dans les périodes de soldes. C’est pour tous les commerces pareil à mon avis. Chez Label Emmaüs, on fait plutôt des braderies. On brade les produits qui ne se sont pas vendus depuis au moins 6 mois. En l’occurrence, ce sont des vrais soldes. On voit les consommateurs qui viennent vraiment quand il y a des braderies ou quand il y a une incitation à la consommation.

Des acteurs comme Shein et Temu eux, il y a cette incitation permanente à la consommation. Ils pratiquent la tyrannie de la promotion. Ils ont une publicité très agressive. En même temps ils y mettent les moyens: ils mettent, je pense, environ 2 milliards de dollars en publicité sur les réseaux sociaux. À tel point que le consommateur a l'air de se dire que même la seconde main est trop chère, finalement à côté de ces produits chinois. Sauf que le low-cost, c’est un piège pour le consommateur à faible pouvoir d’achat. Il y a un vieux dicton qui dit que je n'ai pas les moyens d'acheter pas cher. Je ne sais pas si vous connaissez. Mais en gros, ça veut dire que, quand ce n'est pas cher, ce que ce n’est pas durable. C'est du jetable. Et donc de ce fait, ce n'est même pas un bon calcul économique. C'est tout l'inverse.

C'est assez grave et ça mérite une réglementation et une communication, aussi au niveau de l'État, très très urgente. On a besoin de spots de sensibilisation comme on a pu avoir en 2023 avec les "dévendeurs" de l'ADEME, par exemple. Il faut une vraie sensibilisation sur ce que veut dire le prix en fait. Et sur ce piège du low-cost, pour l’ensemble de la société.

Maud Sarda en entretien avec CM-CM.fr le 10 janvier 2024. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

Communication, dons : des leviers de différenciations pour Label Emmaüs

Hortense de Montalivet : À Label Emmaüs, vous n’avez pas les moyens publicitaires des géants chinois, mais vous vous illustrez quand même dans plusieurs innovations marketing ou tests publicitaires. Je pense à cette période de Noël où vous avez fait une campagne autour de la valeur émotionnelle d’un cadeau. C’est inédit pour une marketplace de renouer avec la philosophie. Vous avez également détourné le message de Vinted : le fameux "Tu ne le portes pas, vends-le" est devenu avec vous "Tu ne le portes pas, donne-le". Cette campagne de communication a bientôt deux ans. Est-ce que c'est efficace de faire ce choix de publicité décalées? Ça parle davantage aux consommateurs d’après vous ?

Maud Sarda : Oui, en fait, ça fait bien deux ans, voire trois ans, qu'on a vraiment pris un virage beaucoup plus politique dans notre communication. C'est devenu de la guérilla marketing, du plaidoyer bien plus que de la com’ finalement. En tout cas, on utilise les outils de communication et de marketing au service d'un combat.

Il faut dire que dans les premières années de Label Emmaüs, on a vraiment essayé de faire tout aussi bien que n'importe quel acteur en ligne. D’être également irréprochable sur le service client. Il y avait tellement de personnes finalement qui se disaient qu'Emmaüs ne serait pas capable de faire du e-commerce -parce que dans l'imaginaire Emmaüs, ça fait un peu vieillot, c’est artisanal… Et d'ailleurs ça l'est toujours un peu et tant mieux! Parce que c'est aussi un plaisir que d'aller chiner dans des briques à braque, de fouiller et de trouver la pépite par soi-même. Je pense que c'est aussi cette expérience que les gens cherchent chez Emmaüs.

Mais nous notre défi c'était de montrer que dans le e-commerce, les personnes qu'on accueille en insertion, les compagnons d'Emmaüs, ils étaient tout autant capables que les autres d'apprendre nos nouvelles compétences, de gérer des colis, de gérer du SAV. Notre travail, c’est aussi et surtout ça: former des personnes pour leur donner plus de chance sur le marché de l'emploi, en plus de revaloriser les objets.

Donc, au début, on s'est beaucoup attachés à être aussi professionnels que n'importe quel acteur du commerce. Et du coup, on avait aussi une communication qui était un peu classique, finalement. Très "conso", très merchandising. Tout ça, on ne l'a pas abandonné. Mais on s'est rendu compte que c'était peine perdue aux 2 milliards de dollars dépensés par Temu sur les réseaux sociaux. On a fini par se dire : à quoi ça sert de s'attarder quand on sait que nous on a seulement 30 000 euros par an en publicité sur les réseaux sociaux. Franchement ça ne sert à rien. On s’est dit qu’il valait mieux qu'on transforme ces 30 000 euros en autre chose. Ou du moins en une communication plus impactante. Par exemple à travers des événements qui marquent les esprits.

C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à faire depuis 2019 le "Hack Friday". Pour le Black Friday, on avait fait des portants mobiles qu'on avait déplacés dans les rues commerçantes. On avait reproduit un écran d'ordinateur et de téléphone et une petite flèche pointait les vêtements en vitrine, et qui disait existe aussi en version écologique et solidaire sur Label Emmaüs.

Le média de la seconde main

Hortense de Montalivet : On parle d’une crise du don qui forcément pèse davantage sur des structures comme la vôtre. Je pense à la nouvelle génération qui dépense beaucoup sur Vinted, qui adore faire les friperies et chiner dans les Emmaüs, ce sont de bons clients, mais est-ce que ce sont de bons donneurs ? Vous avez besoin d’eux pour survivre face à la concurrence.

Maud Sarda : Les jeunes en fait, c’est clair qu’ils ont le réflexe du vintage. Chez Emmaüs en effet, la plupart du temps, les vendeurs me disent qu'ils voient beaucoup de jeunes. Et en effet, surtout des jeunes d'ailleurs qui ont le réflexe d'acheter. Le réflexe de donner, malheureusement est beaucoup moins. Sauf que si plus personne ne donne, ben c'est fini.

Emmaüs, il n'y a pas de subvention publique, il n'y a pas de subvention privée. C'est parce qu'on donne des objets, qu'on nous les achète, qu'on finance l'accueil social de milliers de personnes qu’on n’accueille pas ailleurs. Alors c’est très bien de vendre sur Vinted, mais ils ne vont pas embaucher les compagnons d'Emmaüs derrière eux. Je pense à des personnes qui jouent à la marchande sur Vinted, pardon, mais qui ont tout à fait les moyens de donner. On a besoin d’elles.

Maud Sarda en entretien avec CM-CM.fr le 10 janvier 2024. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

Quand on a fait la campagne, si tu ne le portes pas, donne-le. On nous a fait un peu des leçons de morale sur les réseaux sociaux: “oui, mais les gens et les jeunes surtout ont besoin de sous”. Certes, mais vendre des débardeurs à 5 euros sur Vinted quand on sait que ça prend du temps de poster les articles et que c’est de plus en plus dur de vendre certaines marques et certains articles, on se dit que ça ne coûterait pas grand chose de donner à la place.

"Il faut dire aussi à tout le monde qu'acheter chez Emmaüs, c'est ouvert à tous. Ce n'est pas réservé soit des personnes qui sont dans le besoin, soit des jeunes qui aiment aller en friperie. Tout le monde doit s'y mettre, à la seconde main déjà, puis à Emmaüs. Tout le monde peut s'y mettre."

Je rappelle qu’on a 550 points de vente en France, plus un site Label Emmaüs, avec des prix dérisoires justement pour que les gens qui ont peu de moyens puissent s'équiper. Il y a des bornes de vêtements de partout. Donc ça, je pense qu'il faut le dire aux jeunes. Il faut aussi le dire aux moins jeunes qui ont tout à fait les moyens encore de donner et qui ne le font plus forcément.

Et puis, il faut dire aussi à tout le monde qu'acheter chez Emmaüs, c'est ouvert à tous. Ce n'est pas réservé soit des personnes qui sont dans le besoin, soit des jeunes qui aiment aller en friperie. Tout le monde doit s'y mettre, à la seconde main déjà, puis à Emmaüs. Tout le monde peut s'y mettre. Il y a encore des gens qui gardent l'idée qu'Emmaüs, soit ça fait mauvais genre, soit c'est réservé aux personnes pauvres et qu’on risque de voler leur part en quelque sorte, en allant là-bas. Mais en fait, Emmaüs a besoin de tout le monde en termes de dons d’abord, puis en terme de consommation aussi, pour faire tourner son réseau social.

Cuisine du personnel et affiche dans les locaux de Label Emmaüs. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

Politiques, banques publiques, réveillez-vous : la seconde main doit rester solidaire et circulaire

Hortense de Montalivet : L’éducation des jeunes aux dons, c’est une chose. Mais de qui ça relève le travail d’éducation et prévention ? Au-delà de l’aspect culture individuelle, amicale ou familiale ? Tout à l'heure, vous parliez de l'investissement de l’État et de la nécessité d'avoir une volonté politique pour faire monter ces plateformes solidaires. Qu'est-ce que vous attendez justement du politique, assez concrètement ?

Maud Sarda : Il doit y avoir une volonté politique et c’est pourquoi je suis allée cinq fois à Bercy l'année dernière. C’est à Bercy qu'on va parler de la consommation, de la régulation de la consommation et du soutien au financement des coopératives. Pas plus tard que cet après-midi, je vois la secrétaire d'État chargée de l'Intelligence artificielle et du Numérique est Clara Chappaz.

Un commerçant comme Label Emmaüs, qui fait un effort d'insertion, d'inclusion dans ses équipes, de personnes très éloignées de l'emploi, qui en fait même d'ailleurs son objet principal… Et qui a en plus, un tel impact sur la préservation des ressources devrait avoir des aides à l’incitation très fortes au niveau des consommateurs. On devrait être aidé pour que beaucoup plus de personnes nous connaissent, tout simplement. On existe depuis huit ans, quasiment tout le monde connaît en France Emmaüs. Et encore tellement peu de personnes connaissent Label Emmaüs ni ne savent qu'Emmaüs vend en ligne. Ça, ce n'est pas normal. La puissance publique, les collectivités, tout le monde pourrait faire en sorte que le citoyen le sache.

Il y a plein de façon pour le politique de nous aider. Déjà, faire voter définitivement cette loi anti-fast fashion votée à l’Assemblée en 2024 et qui, un an plus tard, n’est même pas encore à l’agenda du Sénat pour l’instant…Typiquement cette loi, elle pourrait régler un paquet de choses sur l'aspect communication, le matraquage publicitaire de la fast fashion et ultra fats fashion auquel il faut mettre fin. À la place, on pourrait faciliter l'accès à la publicité pour des organisations comme les nôtres, avec des plages publicitaires qui sont offertes, ou en tout cas beaucoup moins chères, a minima, sur la radio et l'antenne publique.

Enfin, cette loi peut s’attaquer à la question cruciale du prix low cost, en apposant un bonus/malus sur l’étiquetage vestimentaire, avec un système de notation du vêtement en fonction de sa fabrication, avec un bonus ou malus en fonction de sa production respectueuse ou non.Donc là, on s'attaque à cette question du prix, qui est vraiment crucial. Également, si à un moment donné, nous, on n'a pas des incitations fiscales, quelque chose pour pouvoir soutenir le reconditionné, la seconde main, on ne pourra pas résister à cette concurrence par le prix de la fast fashion et du low cost en général, quel que soit le produit d'ailleurs.

Après, dans le prolongement un petit peu de la logique de la loi fast fashion, ce qu'on réclame en termes de consommation en général, c’est une TVA qui prenne en compte la seconde main et le reconditionné. Des acteurs comme nous qui participent autant à une économie vertueuse pourrait avoir un coup de main fiscal avec un TVA réduite.

Hortense de Montalivet : D’un point de vue financier, vous vous sentez soutenue a minima par le politique ou là encore, à l’instar des investisseurs privés, vous avez le sentiment que la priorité des banques publiques est ailleurs ?

Maud Sarda : Honnêtement, il y a encore énormément à faire là-dessus. Il faudrait que les banques publiques d'investissement (à savoir la Caisse des dépôts et BPI France) soient plus encline à aider des structures comme la nôtre. À titre d’exemple, la Caisse des dépôts en 10 ans a financé 14 sociétés coopératives d'intérêts collectifs, comme Label Emmaüs. 14… En 10 ans… C’est rien ! Alors qu’il y a environ 1 400 associations comme nous en France. On n'est pas très nombreux, ce ne serait pas très compliqué de nous aider un peu plus. BPI France, leurs aides, ça se compte sur les doigts d’une main leurs aides! Il communique beaucoup sur ce qu’ils font, moi j’en vois pas la couleur.

"La BPI préfère que nos impôts sont investis dans une structure qui crée des chiens virtuels dans le web 3 pour 7 millions d'euros plutôt que dans Label Emmaüs pour 40 000 euros."


J’ai très vite en mémoire un moment en particulier où on voit de façon flagrante le manque d’intérêt de ces banques. Et je dois avouer que ça me soulage d’en parler (rires) !
C’est le jour où j'ai reçu le refus de BPI France de nous financer pour 40 000 euros. 40 000, pour un projet d'innovation sociale. Ça me semble vraiment pas la mer à boire pour eux et ils auraient pu se targuer d’une belle communication. Donc la BPI refuse. Et le même jour, je vois sur les réseaux sociaux qu'ils annoncent avoir investi 7 millions d'euros dans Dogami, une start-up qui crée des chiens virtuels dans le web 3. J’avoue que ce jour-là, ma colère s’est accrue.

Je rappelle qu’on est sur une banque publique d'investissement! Donc l'argent que cette banque gère ce sont nos impôts! Et donc la BPI préfère que nos impôts sont investis dans une structure qui crée des chiens virtuels dans le web 3 pour 7 millions d'euros plutôt que dans Label Emmaüs pour 40 000 euros.

Ça résume quand même pas mal l'urgence en termes de fléchage des fonds publics aujourd'hui vers l'intérêt général.

Maud Sarda le 10 janvier 2024, dans la cuisine très vintage de Label Emmaüs. Crédit : Maurane Nait Mazi / CM-CM.fr

Hortense de Montalivet : Vous avez l’impression d’être le paria face aux start-ups alors qu’on parle de redistribution cohérente d’argent public et d’intérêt général ?

Maud Sarda : Mais oui ! Mais on n’est pas là pour susciter de temps en temps la pitié ou faire la charité! Il n'y a pas deux mondes qui s'affrontent. Il n’y a pas les associations auxquelles on fait la charité d’un côté et la vraie économie où on investit au capital de l’autre. On doit créer ensemble l’économie.

Je travaille pas à l’église en fait. Je suis cheffe d’entreprise, je gère une entreprise, je paye des impôts, j'ai des salariés, je paye la TVA. Et tout ça, je le fais sans dividende, sans enrichissement personnel, en faisant de l'insertion professionnelle. Et je montre que ce modèle est possible et existe. Il serait temps quand même que le politique et les banques publiques se réveillent et nous regardent en face.

"Si on œuvre pas pour des modèles qui partage le pouvoir et la richesse, la seconde main ne sera dans ce cas-là ni solidaire, ni même circulaire et elle tombera dans l’ultra-libéralisme. Et ça, c'est quand même assez grave."

Il est temps de sortir de l’ultra-libéralisme qui empêche à des projets vertueux d’exister. On peut tout à fait être une économie capitaliste et redistribuer correctement. Si le capitalisme, à un moment donné, ne s'inspire pas fortement de valeurs coopératives, ne se redistribue pas, si on œuvre pas pour des modèles qui partage le pouvoirs et la richesse, la seconde main ne sera dans ce cas-là ni solidaire, ni même circulaire et elle tombera dans l’ultra-libéralisme. Et ça, c'est quand même assez grave.

On est globalement encore trop dirigé par des personnes qui viennent d'un certain cercle, qui ont les mêmes réflexes, encore très ancrées dans un modèle très traditionnel et ultra-libéral de l'économie. Des personnes qui ont été schématisées ensemble, qui partagent des loisirs ensemble, des vacances, des mariages, etc. À force de venir des mêmes cercles, il finit par y avoir une vraie méconnaissance et mécompréhension de ce qui existe en dehors.

Je ne sais pas, mais enfin, franchement, un Bruno Le Maire, je ne l’ai jamais entendu prononcer le mot de coopérative… Il n’a jamais pris position sur quoi que ce soit de solidaire ou sociale comme modèle économique, alors qu’on avait un post tous les jours sur une startup de la tech sur ses réseaux. Une coopérative, c’est pérenne. Au bout de 5 ans, il y a 80 % des coopératives qui existent encore. Les startups de la tech, c'est moins de 10 %. Donc en plus, ça n'a aucune logique d'efficacité économique. Aucune.

Donc je ne peux que penser qu'il s'agit de méconnaissance, je ne peux pas croire que ce soit volontaire, même de la part de personnes politiques qui ont normalement l'intérêt général au cœur de leur mission, d'investir dans ce qui ne marche pas.

2025, l’année du sursaut pour la seconde main solidaire ?

Hortense de Montalivet : Nous sommes en janvier 2025, il y a peut-être des choses qui vont bouger dans le bon sens pour vous. Vous la voyez comment d’ailleurs cette année ? Quelles sont vos projections ?

Maud Sarda : En 2025, il va y avoir un espèce d'emballement je sens. D'ailleurs, dès les premiers jours de 2025, je trouve que c'est assez fou tout ce qui se passe. Entre les catastrophes naturelles, les déclarations de Trump, de Musk… Ça va toujours plus loin. Ce n'est pas pour être oiseau de mauvaise augure, mais j'ai l'impression ça peut aller encore beaucoup plus loin et plus dangereusement encore. Mais peut-être qu’on va aussi avoir des électrochocs, enfin je l'espère.

Dans les incendies de Los Angeles, ces maisons de stars qui partent en fumée, c'est triste à dire, mais est-ce que ça peut être une chance peut-être ? À un moment donné, nos dirigeants voient que ça peut toucher aussi les ultra-puissants. Est-ce que ça peut les sensibiliser un minimum plus ? Est-ce que les célébrités vont de fait un peu plus dans l’engagement. Les influenceurs vont-ils un peu plus prendre la parole pour le climat ?

Face aux déclarations de Zuckerberg sur Meta, je commence à voir aussi des déclarations des pouvoirs publics en France en réaction. Notamment Clara Chappaz qui a pris la parole dans les journaux pour rappeler Meta France à respecter le cadre européen. En Europe, on peut espérer un sursaut. L’Union européenne permet d’ériger un minimum de remparts et de défendre la démocratie, l’écologie et le social. Quand on touche le fond, il y a des idées, des héros et des héroïnes qui se réveillent. C’est là qu’on rebondit.

Maud Sarada décrypte Vinted
Rencontre entre Maud Sarda et Thomas Plantenga : "Le PDG de Vinted m’a demandé comment être plus social et solidaire". Voir plus

Catégorie : Politique / Emmaüs

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